N°35 THÉRÈSE DESQUEYROUX
de François Mauriac (1927)
Si je vous dis Thérèse Desqueyroux de François Mauriac (1885-1970), vous allez vous endormir, ou fermer ce livre, ou encore en profiter pour vous rendre dans votre cuisine pour chercher à bouffer, et pourtant ce sera une réaction un peu facile : oui, Mauriac, bien que romancier glauque, médiocre même (selon Nimier et Sartre), mérite son Prix Nobel de Littérature (reçu en 1952) et laissez-moi vous expliquer pourquoi.
Thérèse Desqueyroux (prononcer Desqueillerousse, c'est du gascon) a tenté d'empoisonner son mari Bernard. Elle est arrêtée mais son mari la fait libérer pour sauver l'honneur de la famille. Vous imaginez l'ambiance quand elle revient au domicile conjugal. A la fois victime et bourreau, disons qu'elle est moyennement la bienvenue. Son mari va la séquestrer pour la pousser au suicide, mais au dernier moment la laissera partir.
Évidemment, résumé ainsi, ça fait un peu dramatique de France 3 scénarisée par Didier Decoin, mais il faut se replacer dans le contexte : paru en 1927, le 10e roman de Mauriac est une charge ultra-violente contre l'étouffante bourgeoisie de province (qu'il connaît bien puisqu'il est né à Bordeaux longtemps avant l'ouverture des bars techno sur les quais de la Garonne). Un milieu empoisonné par son hypocrisie, avec ses apparences qu'il faut toujours sauver, ses ragots malveillants, ses jalousies mesquines, ses mariages arrangés, ses générations traumatisées. Mauriac, c'est le Gide hétéro (en tout cas officiellement) ! Thérèse Desqueillerousse goûte aux nourritures terrestres; telle une Lady Chatterley parfumée au pin des Landes, une Anna Karénine sans la toundra, ou une Princesse de Clèves roturière, elle s'écrie : « Je ne sais pas ce que j'a i voulu », dans un style très moderne, clair-obscur, rapide, simple, où tout est esquissé, suggéré, par petites touches, sans s'appesantir — bref, du grand Art.
Une femme a toujours raison de vouloir être charnelle. On n'a qu'une vie et il faudrait la gâcher avec un sinistre con sous prétexte qu'il a du fric, que tout le monde fait pareil et qu'on a été élevée pour fermer sa gueule ? Non, que diantre ! « Thérèse Desqueillerousse » est le premier roman féministe, voilà la vérité : Mauriac-Beauvoir, même combat! Thérèse est totalement destroy, « elle fume comme un sapeur », s'évade de sa prison, et toutes les femmes du XXe siècle l'ont suivie. Or Thérèse Desqueyroux, c'est lui, Mauriac (il a lui-même déclaré qu'elle était son « double féminin », rééditant le coup de Flaubert avec sa Bovary) : il a toute sa vie critiqué le monde auquel il appartenait, sans jamais le fuir autrement que par la littérature. Mauriac est un dangereux espion, un riche qui hait les riches, un traître à sa classe qui erre dans les dîners en ville et à l'Académie française pour prendre des notes fielleuses sur ses notables congénères. Il est toujours sur le fil du rasoir, au risque de finir coupé en deux. Sa fascination pour le péché est sa façon à lui de se révolter. Comme tout bon catholique, il est attiré par l'interdit. Le vice n'a aucun intérêt sans la culpabilité (tel est le credo des papistes Sollers et Ardisson). Mauriac est démodé mais il s'en moque : il s'ennuierait aujourd'hui, puisque tout est permis ! Prendrait-il de l'ecstasy dans des backrooms landais ? Thérèse Desqueyroux porterait-elle une robe de latex et organiserait-elle des séances sadomasochistes dans une église désaffectée ? Finalement, ce qu'on reproche à Mauriac, c'est qu'il ne s'est jamais trompé (contre l'épuration, contre la guerre d'Algérie, etc.) ; rien n'est plus ennuyeux que quelqu'un qui a toujours raison.